
Édito du n°3 V2 Juillet 2025 de Serge Labatut
Ah ! Le territoire
Le territoire est le nouveau mantra de ceux qui veulent agir, faire quelque chose de positif, changer notre société. Pleins de bonne volonté, ils agissent généralement sur un territoire. C’est bien pratique le mot de territoire. Ça désigne des endroits où il n’y a rien. Des endroits où il faut apporter ce qui manque. Et devinez ce qui manque ? La culture avec un grand Q. Celle qui doit relever le monde, qui doit nous rendre meilleur, qui crée du lien. Ah oui le lien, ça manque terriblement dans les territoires. Pensez donc, ils sont loin de tout. Mais quel tout ? Sous-entendu mais jamais dit. Ce tout c’est le centre. Là où on sait, là où ça se passe, là où la culture avec un grand Q est présente partout. Bien sûr, c’est plein de bonnes intentions. Une sorte d’aumône culturelle à donner à ceux qui ne savent pas. Mais c’est pas leur faute, oh non, c’est qu’ils ne sont pas où il faut. Les pauvres. Et comme on a pitié d’eux, on ne peut pas les laisser comme ça. Alors on les implique dans ce grand mouvement de défrichement culturel, on leur demande de participer. Parce qu’il ne faut pas les laisser comme ça. C’est pas chrétien.
Mais il faut revenir au titre. Un territoire c’est quoi ? Un lieu qui n’est pas un lieu. Quelque chose d’indéfini. Forcément puisqu’il n’a pas de culture. C’est pas bien défini donc. C’est pas une commune, pas un département, pas une région, c’est un territoire. Reste à en fixer les limites. C’est rarement fait. Parce que c’est un rien qu’on a fait exister. Sorti tout droit du casque de Vénus. Avec ses manques, surtout ses manques, culturels surtout. Mais qui donc a pu inventer le territoire ? C’est une vieille histoire. Il y a d’abord eu les politiques d’aménagement du territoire. Aménager des espaces vierges. Pas si vierges que ça mais où tout est possible plutôt. Où il faut apporter le progrès, enfin ce qu’on considère comme tel. Il y a même eu un ministère de l’Aménagement du territoire. Mais c’était il y a longtemps. Puis on n’en a pas trop parlé jusqu’à maintenant. Parce qu’à l’époque du ministère, c’était surtout construire des routes, des zones d’activité, des zones industrielles. Plus maintenant. D’ailleurs ce ne sont pas les mêmes qui se sont emparés du mot de territoire. Il y a eu un glissement subtil. Pas tant que ça finalement. Une réappropriation plutôt. Et pas pour y faire la même chose. Autrefois c’était du lourd, de l’autoroute, de l’industrie, etc. Maintenant c’est de l’immatériel, aidé par la création de tiers lieux et de structures légères. Si possible en milieu rural. Parce que le territoire c’est pas la ville, ni la cité. C’est chez les bouseux. Où il n’y a rien et si possible où il n’y a jamais rien eu. C’est pour ça qu’ils ne se rendent pas compte (les bouseux) et qu’il faut les aider, leur montrer la voie.
Oui parce qu’un territoire c’est aussi un espace à conquérir. Puisqu’il n’y a rien. Boucher les trous, en somme. C’est donc un trou. Avec tous les défauts du trou. Le vide surtout. Parce que dans un trou il n’y a rien. Je me répète mais bon ce n’est pas ma faute. C’est ce que j’entends. Pas directement, personne ne dit ouvertement qu’un territoire dans lequel on agit, c’est un trou. Ce n’est même pas suggéré puisque c’est admis. Ça découle de l’action qu’on y mène. On bouche les trous. On amène la culture là où il n’y en a pas. Pour ceux qui pensent que je plaisante, je les invite à écouter tous les jours sur France Inter, l’émission Carnets de campagne. Vous aurez du territoire jusqu’à plus soif. Du local aussi, mais c’est une autre histoire, pas triste non plus. Mais ce ne sont pas les seuls, hélas. Vous verrez à quel point, même auprès des gens bien intentionnés, les dames patronnesses de notre époque, l’idéologie du territoire vierge a fait du chemin. Et devinez ce que ces actions pleines de bonnes intentions implantent dans ces territoires ? La culture du centre, celle couramment admise, la culture véritable, cette belle culture française que le monde nous envie. Sans le savoir, ou parce qu’ils sont dans l’incapacité d’imaginer ou de voir autre chose, ils reproduisent les schémas du centralisme le plus pur. Celui des maîtres d’école de l’époque de Jules Ferry. Eux aussi bien intentionnés.
Il faut ajouter qu’un territoire, cette création ex nihilo n’a pas de nom. Ou quelquefois de raccroc. Récemment j’ai entendu quelqu’un parler du territoire de Champagne. C’est donc de la Champagne dont il voulait parler. Pourquoi il n’a pas dit tout simplement : la Champagne ? Volontiers ou pas avec l’ajout de territoire, il vide la Champagne de sa substance, de son être. Je pinaille me direz-vous. Je ne crois pas. Le fait de ne pas nommer, ou pas correctement, renforce la dévaluation du lieu et de ceux qui y vivent. La culture occitane, sa littérature, sa musique, ses traditions, ses créations, vous n’en entendrez jamais parler. Parce que le formatage subi à l’école et tous les jours ne permet pas de penser qu’avant, et encore maintenant, il y a eu et il y a quelque chose sur ce bon dieu de territoire. Parce que quand on vient amener de la culture sur un territoire rural par exemple, c’est parce qu’il n’y en avait pas.
Pour les occitanistes et les apôtres de l’anticentralisme, il y a sûrement quelque chose à faire vers ceux qui s’investissent dans des actions sur un «territoire». Comme ce sont généralement des gens bien intentionnés et pétris de bonnes intentions, un dialogue doit être possible. Première étape vers une collaboration et un support à une action anticentraliste véritable.
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